L'interview de David Rokeby au Theatre Mercelis, Brussels (Ixelles),
14 DEC 2003

voir la video (quicktime, broadband, 16min, 15MB)
ou lire ici la transcription textuelle... (traduction: Yves Bernard)

[english version]
Dans le cadre du workshop qu'il a donné à l'invitation d'iMAL et de la conférence finale au Théâtre Mercelis (Ixelles), David Rokeby a accordé une interview à Xavier Ess pour l'émission Cybercafe21 (RTBF). Avec l'autorisation de Xavier, nous publions ici l'intégrale de cet entretien de 16 minutes.
plus d'infos sur Rokeby en http://homepage.mac.com/davidrokeby/home.html
plus d'infos sur le workshop de David à iMAL
Xavier Ess: [00:00:00]
David, est-ce que vous pouvez d'abord nous expliquer ce qu'est le soft que vous avez inventé, softVNS?

David Rokeby: [00:00:08]
softVNS est une boite à outils logiciel que j'utilise pour traiter la vidéo en temps réel que ce soit pour créer des installations interactives ou des installations vidéos. C'est très rapide et cela permet de manipuler la vidéo un peu comme une matière comme on fait avec de l'argile ou de la peinture, c'est très fluide et très facile à utiliser.
XE: [00:00:31]
La chose principale dans ce soft c'est qu'on peut déterminer le mouvement et jouer avec le mouvement dans l'image?

DR: [00:00:41]
Depuis presque 1981, j'utilise la vidéo comme un moyen de détecter et suivre les mouvements, de les comprendre, d'observer le monde et de faire que l'ordinateur comprenne quelque chose de ce monde. SoftVNS 2 contient principalement des fonctions pour détecter les têtes des personnes, pour trouver certaines couleurs, pour voir la qualité des mouvements, pour construire des boutons ou des zones virtuelles de déclenchement dans l'espace,...

XE: [00:01:08]
Depuis plus de 20 ans vous travaillez dans l'interaction entre l'homme et le corps humain et la machine. Qu'est-ce qui vous fascine dans ce rapport? Est-ce qu'il y a une communication homme-machine?

DR: [00:01:26]
Il y a 2 types d'interactions quand on parle d'interactions entre les homme et les machines. D'un côté, il y a les interactions entre les humains et les machines. Et de l'autre, il y a les interactions entre humains et humains à travers les machines. Et les deux types m'intéressent... mais d'une certaine façon, celles qui m'intéressent le plus ce sont quand les humains répondent à leur propres réflections, à leurs propres ombres à travers le dispositif interactif... Souvent nous ne nous reconnaissons pas nous mêmes complètement. Nous avons des comportements étranges avec nos ombres interactives, et par exemple, nous confondons notre intelligence avec l'intelligence du système. Je trouve cette relation très intéressante parce que je pense qu'il est important de commencer à comprendre ce qu'est la nature de nos rapports avec les machines, à la fois leurs aspects positifs, et aussi ceux pas toujours positifs.

XE: [00:02:18]
Cela veut dire qu'une machine qui est quelque chose de très très simple peut arriver à tromper un être humain qui est quelque chose de très très complexe?

DR: [00:02:30]
Oui. C'est parce que l'homme est toujours
plus complexe que la machine. Nous sommes bien plus complexes que n'importe quel ordinateur, et donc quand on réalise une boucle de feedback interactive, c'est la complexité de l'homme qui remplit tout le système. Et c'est elle qui vous revient en partie dans la réponse du système. Et plus particulièrement parce que nous ne nous connaissons pas bien. Nous ne sommes pas vraiment conscients de comment notre corps bouge. Nous croyons le connaître, mais nous ne le connaissons pas. Ainsi, mon système "Very Nervous System" qui traduit les mouvements du corps en musique est surprenant parce que nous ne nous rendons pas compte de comment nous bougeons. Nous sommes supris par les réponses, pas parce qu'elles sont inhabituelles, mais parce que nous découvrons que nos mouvements ne correspondent pas à l'idée que nous en avions.

XE: [00:03:18]
Alors il y a aussi dans votre travail cet aspect où la technologie met en avant des sentiments humains, comme par exemple dans "Watch", il y a ce travail avec les gens qui restent sur place, les Homeless. Vous pouvez nous parler de cela?

DR: [00:03:39]
La génèse de "Watch" est assez intéressante. J'ai construit une situation où pour la première fois je voyais ce que mon ordinateur voyait. Comme il voyait principalement les mouvements et que j'étais fatigué de gesticuler devant la caméra pour générer des mouvements, j'ai pointé la caméra par la fenêtre, directement dans la rue. J'habitais alors une rue très fréquentée. Et j'ai obtenu deux processus parallèles: un, d'un côté de l'écran, qui montrait les mouvements dans l'image (dans cette rue, c'était les voitures, les gens qui marchent,...); un autre, de l'autre côté, qui ne montrait que ce qui était fixe: les bâtiments étaient ainsi visibles au contraire des voitures ou des gens qui se déplacent. Dans la rue, il y avait aussi beaucoup de clochards, et les chochards en général restent sur leur coin, juste avec le bras tendu pour quêter... C'était les seules personnes fixes. Ainsi de ce côté de l'image, tous les gens actifs, importants, qui font du shopping ou vont travailler sont devenus invisibles, et les gens qui ne font rien sont visibles... C'était particulièrement intéressant parce que à force de vivre dans une telle rue avec autant de clochards, vous finissez par vous créer vos propres filtres qui vous rendent ces gens invisibles. Cela m'a intéressé de voir comment une technologie simple pouvait faire basculer ces filtres que nous développons mentalement.

XE: [00:04:59]
Vous avez fait plusieurs travaux au départ de la vidéo de surveillance, qui deviennent des travaux qui sont politiques. Est-ce que l'interactivité dans l'art jusqu'à présent, c'était pas un truc rigolo où les gens veulent jouer avec une pièce interactive pour justement créer de la musique avec son corps par exemple. Et là tout d'un coup c'est plus rigolo du tout, vos dernières pièces?

DR: [00:05:31]
Oui, c'est vrai. De mon expérience à montrer "Very Nervous System" - qui est un travail excitant et amusant - j'ai constaté que beaucoup d'idées ou de choses qui se passent dans VNS et qui étaient intéressantes n'étaient pas toujours drôles.
Le côté amusant de VNS cache parfois les autres choses intéressantes. Et ainsi d'une certaine façon j'ai essayé de faire évoluer mon travail pour qu'il soit plus ennuyeux. Cela peut sembler bizarre, faire quelque chose d'un peu ennuyeux pour vous aider à penser un peu plus aux questions qui sont soulevées. Et si nous devons nous poser ces questions c'est parce que les technologies de l'interactivité, de l'informatique, de la réalité virtuelle, toutes ces technologies font de plus en plus partie de notre vie quotidienne, de nos communications avec les autres.
Si en même temps elles sont un apport incroyable à notre culture, je pense qu'elles ne sont pas toujours une bonne chose. Et nous devons nous poser des questions quand nous adoptons ces technologies, pour être sûrs que nous les introduisons dans nos vies de la meilleure manière qui soit, et pas simplement de la manière la plus facile qui soit... Donc mes dernières pièces sont peut-etre plus difficiles parce que je sens qu'il est nécessaire face à la guerre et au terrorisme avec tous ces systèmes de surveillance, de "détection automatique" de terroristes par exemple, de dire que la technologie n'est plus si innocente. En tant qu'artiste, je dois rendre compte de cela.

XE: [00:06:58]
Cela c'est le propos exact de votre dernière pièce "Sorting Daemon".
C'est vraiment inspiré de l'après 11 septembre?

DR: [00:07:04]
Oui, oui...
En réalité cela m'a été très dur de faire cette pièce parce que je la faisais en même temps que se préparait la guerre en Irak au printemps 2003. Il m'était bien difficile de rester concentré sur cette pièce, une pièce que j'allais montrer dans une galerie d'art, pour juste quelques personnes, au moment où des évènements importants se déroulaient dans le monde. J'étais très distrait mais je suis heureux d'avoir pu finalement terminer ce travail. Et je pense que c'était intéressant de le faire. Dans ce travail, les gens sont divisés, partagés; certaines personnes sont terrifiées de voir la façon dont les gens sont séparés de leurs vêtements, et triés suivant la taille de leur têtes ou de leurs couleurs de peau. Et d'autres personnes trouvent juste que c'est beau et pas du tout effrayant. La question que je voulais me poser était: étais-je là pour effectivement poser la question critique ou bien la technologie était-elle si intéressante au point de distraire du débat politique? C'est le genre de questions que je veux continuer à me poser, pour continuer à être un meilleur artiste parce qu'il y a toujours des choses à apprendre, et en particulier dans ce champ des nouveaux médias où les règles ne sont pas établies.

XE: [00:08:14]
Peut-être qu'il faut expliquer comment fonctionne cette pièce "Sorting Daemon", quel est son principe?

DR: [00:08:20]
"Sorting Daemon" est installé dans une galerie avec une très longue fenêtre le long d'une rue. Une rue intéressante où l'on trouve aussi bien des hommes d'affaires (elle se trouve dans le quartier d'affaires), des cinémas, et aussi des dealers de crack sur les coins,... C'est une culture très mélangée. Une caméra regarde par la fenêtre; elle peut tourner et zoomer, elle cherche des personnes. Et pour elle, une personne c'est simplement quelque chose qui bouge et qui est allongé et fin (contrairement aux voitures qui sont larges et basses). Quand elle trouve une personne, elle cherche les couleurs de sa peau. Une fois trouvées, elle les enlève et sépare la tête, puis elle cherche les autres couleurs. Par exemple, la couleur de votre chemise ou de vos pantalons. Et elle trie tout cela sur un autre écran où l'on voit d'un côté, une série de têtes et de l'autre, on voit des morceaux de jeans, de manteaux, de cravates, de vestes, séparés suivant leurs couleurs et triés dans la gamme d'un arc-en-ciel. D'une certaine façon, cela ressemble à une peinture, une peinture à l'huile, avec des couches épaisses et denses. Mais cet acte de prendre le corps humain et de le découper, cette analyse très active qui prend les parties des choses et les trie..., qui extrait les personnes de leur vie dans la rue et les trie dans un espace mathématique arbitraire... il y a là une sorte de beauté mais aussi de violence. C'était bien ce que je cherchais en final, avec ce mélange d'obscur et d'attraction sombre vers cette beauté dans le contexte de la guerre et des questions soulevées autour de la vie privée et de la liberté.

XE: [00:10:10]
Dans le titre "Sorting Daemon", c'est le démon qui trie tous les êtres humains ou bien chaque être humain est-il un démon potentiel selon certains pouvoirs?

DR: [00:10:23]
Ici, le terme "démon" et l'expression "démon qui trie" ont été inventés par Quick Maxwell, un médecin, il y a 2 siècles. Il imaginait une petite créature mythique, qui n'existe pas, mais qu'il a proposé comme mécanisme dans une expérience mentale où ce démon trierait les molécules en fonction de leur température: il enverrait les chaudes d'un côté et les froides de l'autre. Pour moi, c'est un peu comme le garde-frontière qui décide qui peut rentrer dans un pays et qui ne peut pas. Quand on sait que des caméras automatiques sont installées tout le long de la frontière US pour détecter les gens à interroger et séparer les terroristes potentiels, pour moi ce démon qui trie est vraiment sinistre.

XE:
C'est vrai ce que vous dites?

DR: [00:11:14]
C'est vrai. Que cela marche ou pas, c'est une autre question. Mais c'est certainement quelque chose qu'ils essaient de faire. Si vous allez sur le site web du département de la défense US, vous trouverez le projet "Human Id" qui concerne l'indentification des personnes à distance. L'idée est de pouvoir avec une caméra à grande distance identifier une personne pour décider soit de vous en protéger, soit de la capturer sans avertissements.

XE: [00:11:44]
Pour terminer, on peut dire un mot d'une autre installation, "n-chant", qui est une installation de machines intelligentes. En regardant, je ne sais pas si j'étais effrayé ou fasciné parce qu'elles chantent toutes en même temps, etc.
Peut-être le principe d'abord? Comment cela fonctionne?

DR: [00:12:10]
Dans n-chant, il y a 7 ordinateurs, qui chacun se promène dans sa mémoire, allant d'idées en idées, par exemple de l'idée de la voiture, puis l'idée de conduire, puis l'idée de route, et de là l'idée du voyage, du besoin de rentrer chez soi,... Et ce courant d'idées, ce courant de "conscience" - j'utilise des guillements parce que ce n'est pas ce que je veux dire au sens littéral - l'ordinateur l'exprime par un flot de phrases en anglais, de fragments d'anglais. C'est comme s'il rêvait éveillé, imaginait, en disant tout haut ce à quoi il pense au fur et à mesure de son cheminement dans sa mémoire.
Les ordinateurs sont connectés les uns aux autres et ils s'échangent entre eux leur sujets d'intérêts du moment, et ainsi ils s'encouragent à penser aux mêmes choses. Et après quelques minutes, vous entendez que ce que cet ordinateur-ci raconte, ce que cet autre là et celui-là au fond disent tournent autour de la même chose. L'un va commencer à parler de nourriture, l'autre dire qu'il a faim, puis parler de poulet, de poulet rôti, et tout doucement ils vont converger jusqu'à ce que soudain ils disent les mêmes mots, à peu près de la même manière, et vous allez vraiment vous croire dans une église remplie de gens qui prient...
Chaque ordinateur est aussi équipé d'une fonction de reconnaissance vocale. Ainsi si vous approchez d'un ordinateur pour lui parler, il tentera de vous comprendre, et vos paroles le stimuleront, lui susciteront de nouveaux centres d'intérêts qu'il élaborera. En quelque sorte, cet ordinateur devient un dissident au milieu de la communauté. Ces nouvelles informations vont se répandre d'ordinateur en ordinateur, et le chant - la parole commune - s'écroulera dans un chaos de voix discordantes. Puis si vous les laissez seuls, ils se remettront lentement ensemble.

XE: [00:14:05]
Et donc à la fin la communauté gagne toujours? C'est pas possible d'être unique, un seul individu?

DR: [00:14:15]
Je ne pense pas que le message est si noir. Il est intéressant qu'il y aie une tension entre l'individu et la communauté. Il y a des moments où le chant ne vient pas. Il y en a d'autres où l'on assiste à des glissements d'alliance, avec ces 2 qui parlent ensemble, ces 3 autres et celui-là qui va vers ce groupe... et tout d'un coup, il y en a un qui parle tout seul. Ce n'est pas vraiment rigide. Cela ne se veut pas comme un commentaire dépressif sur la nature de la société humaine, mais plus comme un moyen de regarder nos oscillations entre ces sentiments de groupe et ceux de l'individu. Et puis ce n'est pas un groupe d'humains, mais un groupe de machines. C'est important de se rappeler qu'il s'agit d'un groupe d'ordinateurs prétendant être humains. D'ailleurs les ordinateurs sont bien visibles: ils sont accrochés dans l'espace.
Je suis en fait plus intéressé dans des ordinateurs essayant d'être humains, que dans ce que les humains font vraiment, parce que, en concevant, créant et exposant des ordinateurs tentant d'être humains, j'apprends énormément sur nos différences avec les machines, par la différence entre mes systèmes et nous, êtres humains. C'est étrange de penser que l'on peut utiliser l'ordinateur ironiquement, comme un instrument d'apprentissage de nous-mêmes parce que l'on peut tester ces idées sur ce que l'on pourrait être, et en voir certaines échouer. Je pense que les idées que nous avons sur ce que nous sommes, comment nous fonctionnons sont souvent simplistes, et l'ordinateur, d'une manière étrange, nous aide à comprendre que nous ne nous comprenons pas vraiment.

n
XE: [00:15:55]
Pour terminer, vous êtes un artiste interactif optimiste?

DR: [00:16:00]
Hey...(smile).
J'ai certainement été un artiste interactif optimiste à beaucoup de périodes de ma vie. Je suis en général une nature optimiste. De temps en temps, je suis l'artiste interactif pessimiste, parce qu'il y en a trop d'optimistes, et que parfois, par contrariété, je pense qu'il faut un autre discours. Dans le milieu de la culture en général, Il y a beaucoup de voix pessimistes par rappport à la technologie, mais il n'y en a pas assez dans le milieu de la technologie. Les voix pessimistes sont utiles. Pas pour dire que la technologie est mauvaise, mais pour dire que nous devons être attentifs à la technologie que nous prenons très vite à bras ouverts. Et parfois, dans ce processus, nous prenons les mauvaises décisions.